Épisode 02 — un petit quelque chose
- Isabelle Carrier
- 4 oct. 2017
- 5 min de lecture

Les gens passent devant moi et se ressemblent. Leurs pensées me frappent. En fait, ils sont vraiment tous les mêmes. Insipidités. Égoïsme. Vie quotidienne. Rêves silencieux. Est-ce que je me dandine de façon à mettre mes fesses en valeur ? Je suis fatigué, j’espère que ma femme aura fait le souper. Il faut que je lave mes vêtements aujourd’hui, ça urge. Si seulement je pouvais me trouver une blonde adorable… Si seulement quelque chose d’un peu intéressant pouvait arriver.
Et puis ça finit par arriver. Quelqu’un se démarque des autres. Un problème. Une personne a besoin d’aide. Et il y a ce quelqu’un qui oublie sa vie, qui oublie ses troubles pour se concentrer à une autre. Un geste spontané, sincère, dénoué d’intérêt. Je crois que je vis pour ces moments là.
Puis, il y a l’autre, encore. Celui qui se démarque pour une tout autre raison. Me donne envie de vomir.
J’agrippe le bras de Frank qui est assis à côté de moi sur le bord d’un terrain.
– Ça sent le roussi, je lui dis.
Il lève les yeux au ciel, mais je sais qu’il est concentré sur mes paroles. Milli s’approche de nous. Elle se tenait un peu plus loin, couchée sur le gazon.
–Tu nous expliques ? me demande-t-elle.
– Je suis tombé sur un pyromane.
Frank sourit.
– Mes préférés !
– Frank ! gronde Milli. Ils sont dangereux et gâchent des vies.
– Je sais. C’est pour ça que je les empêche de sévir.
Je serre les dents en regardant l’homme s’éloigner et me lève pour ne pas le perdre de vu.
– Bientôt.
– Quoi ?
– Il mettra le feu à une maison. Il se dirige sur place.
À la grimace de Milli, je sais qu’on n’appellera pas les parents à la rescousse.
– Alors c’est à nous d’agir, nous dit-elle.
Je me mis à suivre l’homme, les deux autres sur mes pas.
– Qui ? me demande mon frère.
Je pointe l’homme en avant de nous, le regard nerveux. Frank rigole.
– Aucune classe.
Milli le sermonne d’un regard. Frank hoche les épaules.
– Alors, on fait comment ?
– On doit trouver un moyen pour que la police procède à son arrestation.
Je secoue la tête.
– Peut-être. Mais on doit d’abord le faire retourner chez lui. C’est trop dangereux.
Milli soupire.
– Très bien.
Devant moi, l’homme devient de plus en plus nerveux. J’entends ses pensés s’affoler à l’idée que la police l’ait trouvé. Il finit par se retourner vers nous et courir d’où il venait, nous croisant sans nous offrir un regard.
– T’as fait quoi ? demande Frank.
– Je lui ai fait croire que la place était emplie de policiers, sourit l’aînée.
– Bien, dis-je. Dépêchons-nous, nous allons le perdre !
Nous le suivons sans aucune discrétion. De toute façon, il n’y a que la police dans sa tête; et la frustration, celle de ne pas pouvoir jouir de son feu aujourd’hui.
Notre criminel s’engouffre dans sa maison et en claque la porte. Nous restons tous les trois debout sur le trottoir en avant.
– Et maintenant ? s’enquit Frank.
Milli se tourne vers lui avec un sourire inquiétant.
– Ce ne serait pas à toi de jouer ?
Elle a raison.
– Il faudrait qu’il se dénonce à la police…
– Eh, oh ! Je ne peux pas me déplacer quand je prends possession d’un corps. Lui et moi, on doit rester à proximité. Impossible que je me rende au poste de police.
– Tu connais une invention qui s’appelle téléphone ? rigole Milli.
Mon frère grogne.
– Sérieux ? J’appelle la police ?
Je relève la tête d’un coup.
– Il va regarder par la fenêtre.
Je me déplace rapidement vers le côté de la maison, suivi de mes aînés.
– Juste un petit coup de téléphone et ils n’ont aucun moyen de savoir que ça vient de toi, puisque tu es dans son corps. Tu te dénonces et voilà.
– Il fera juste contredire ce que j’ai dit par après, dire que c’est quelqu’un qui a fait une plaisanterie…
– Il a des preuves dans sa maison. Une tonne de trucs le reliant aux feux, comme des articles de journaux, des photos, de l’accélérant… Tu n’as qu’à les sortir à la vue et quitter le corps du type une fois les policiers arrivés.
– Vraiment, les pyromanes, c’est les meilleurs. Avoir besoin de fantasmer au point de se mettre autant en danger…
– Aller, assis et fait ta job ! lui ordonne Milli.
– Oui, madame, soupire Frank.
Mon frère s’installe contre le mur et ferme les yeux. Je sens son corps se vider de ses pensées. Celles-ci se retrouvent dans la maison. D’abord appeler la police pour se dénoncer et donner l’adresse. Non, d’abord trouver l’adresse, puis appeler la police. Ensuite, sortir toutes les preuves possibles. Rester dans le corps de l’autre jusqu’à l’arrivée de la police. Bon sang, c’est long ! Je fatigue grave.
Une auto-patrouille finit par se stationner devant la maison. Je sens la confusion des policiers suite à l’aveu de l’homme. Ce n’est pas très habituel.
Juste après que les hommes en uniforme soient entrés dans la maison, les yeux de Frank s’ouvrent et il halète comme s’il venait de courir un marathon.
Je lui souris.
– Bien, dis-je. Laissons-les faire leur travail. Il est temps de rentrer.
– Vous vous rendez compte de ce que vous m’avez fait faire ?
– Mais oui, mais oui, sourit Milli.
Les policiers sortent de la maison avec le type menotté et on se tait. Ils repartent rapidement, après avoir bien refermé la porte du bâtiment. Un enquêteur viendra récolter les preuves.
– Allons-y avant que ce ne soit plus compliqué de partir.
Frank se lève tant bien que mal. Je rigole et lui tape doucement l’épaule.
– T’inquiète, à la maison, je te donnerai des bonbons.
Son grognement me fait légèrement penser à un rire. On se met en route et j’écoute mon frère se plaindre avec bonne humeur.
Oui, les gens sont tous les mêmes. Nous sommes centrés sur notre personne et sur ceux qui nous sont chers. Oui, nous sommes tous là à rêver de plus, alors que ce qu’on a est déjà bien suffisant. Oui, nous sommes de pauvres idiots. Mais chaque personne a un ensemble de petits quelques choses qui la sort du lot et bien utilisés, ces petits quelques choses peuvent sauver le monde. Car les hommes, aussi insipide que nous sommes, nous sommes humains ; et c’est cette humanité qui fait de nos petits quelques choses un grand quelque chose, plus fort que ne pourra jamais l’être qui que ce soit seul.
Je suis Zab Ca et je crois en l’humanité.
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