Épisode 13 - Et si c'était la fin?
- Isabelle Carrier
- 31 août 2018
- 5 min de lecture

Il y a cette sensation qu’on vit tous de temps en temps quand, soudain, on sent que la terre tourne. On a alors l’impression de perdre pied. On dirait une forme de vertige, un vol à pied à terre. Mais en un clignement d’yeux, l’impression meurt.
La terre tourne, c’est un fait et tout le monde le sait. Mais on l’oublie. Un jour, on disparaît, mais mieux vaut l’omettre. Tout s’arrêtera, mais à quoi bon y penser? Si j’avais une chose à dire avant de me dissiper parmi les souvenirs, ce serait que le passé et le futur, au fond, on s’en fout. Il faut profiter de chaque moment quand il vient, de chaque personne qui se trouve à nos côtés, maintenant. Parce que ça ne sert à rien de penser à l’inévitable.
Sourire au moment présent, parce qu’on le peut, c’est ça, vivre.
-C’est vraiment la meilleure chose à faire aujourd’hui? soupire Jid en regardant la plage qui s’étend devant nous.
Ma mère hoche la tête.
-Oui.
Et soudain, on en est tous un peu plus convaincus.
Comme tout le monde, ma mère a eu son lot de déception. Mais je ne l’ai jamais vue se laisser écraser. Si on est fort, c’est grâce à elle : toujours là pour nous venir en aide… ou nous pousser à l’eau pour qu’on apprenne à nager.
-Nous avons besoin de penser à autre chose. Choisissons de nous amuser, on en est capable!
On hoche la tête et c’est parti.
J’installe ma serviette, bien étendu dans le sable, et je me laisse tomber dessus.
Mon père s’éloigne déjà dans l’eau avec Cyth et Var. Jub construit un château gigantesque avec sa télékinésie alors que Jid la concurrence en château de sable digne d’un pro d’architecture. Mili et Frank les regardent faire en riant, jouant des tours aux constructeurs à l’aide d’images dans leurs esprits ou de possession de leurs corps. Ma mère est étendue, calme, et regarde sa famille en souriant.
Je suis d’accord avec elle. On est les personnes les plus chanceuses sur terre. Peu importe les accidents qui arrivent, nous sommes tous là, ensemble. Jour après jour, nous sommes là. Mais parfois, je me demande : et si c’était la fin? Demain, le mois prochain, peut-être que tout ça sera terminé.
Je veux être heureuse! Je fais des efforts. Mais on a beau les ignorer, les doutes et les peurs restent.
Et j’ai peur que mes rêves d’avenir radieux, entourée de ceux que j’aime à faire ce que j’aime, ne soient que des rêves. On a beau mettre tous les efforts du monde pour que rien ne change, on doit de laisser des morceaux derrière. Il faut faire des choix, prioriser, je le sais, mais j’ai peur. Pas du nouveau, mais de perdre ce que j’ai. Après tout, qui peut savoir quand un pont s’effondrera?
-T’es pas censé t’amuser?
Var se laisse tomber à côté de moi, sa serviette sur ses épaules. Je lui jette un regard.
-Et toi, t’as déjà fini de te baigner?
Elle hoche les épaules.
-Je suis rafraîchie.
Je souris.
-Ça te prend pas grand-chose.
-On est plus heureux quant on se contente de peu.
Var répond à mon sourire avant de se relever pour voler jusqu’aux châteaux qui s’améliorent de plus en plus.
S’il y a quelqu’un d’assez candide pour croire que tout va bien se passer, c’est Var. Ce n’est pas que, pour elle, le malheur n’existe pas, c’est simplement qu’elle a la conviction que tout finit par s’arranger. Et peut-être que c’est elle qui a raison. En tout cas, pour l’instant, tout s’est toujours arrangé.
Je me lève et secoue mes jambes du sable qui s’y est collé. Je rejoins ceux qui font des châteaux en même temps que mon père et Cyth.
-C’est un concours votre truc? demande la benjamine.
Jid rigole.
-Il n’y a aucun concours là-dedans, Jub fait juste empiler des grosses pierres.
-Je voudrais bien te voir faire la même chose, lui crache Jub.
-Je préfère faire mieux.
Jid est l’inverse de Var. Pragmatique, notre aîné sait d’où vient la vie et comment elle risque de finir. Parfois, ça lui sape le moral, c’est vrai : c’est dur de savoir que tout n’ira pas bien. Et pourtant, il est heureux, lui aussi.
-Moi, je préférerais t’écraser sous une pierre.
Je trouve que Jub ressemble à Jid dans sa façon d’aborder la vie. Au travers de cette apparence de calme et de calcul, ils sont très instinctifs et émotifs. Mais je dois avoir un problème de favoritisme envers mes cadets. Pour moi, Jub est impressionnante. Elle n’abandonne jamais et arrive toujours à ses fins. Ma petite sœur me réconforte quand je suis perdue, ce qui arrive plus souvent qu’on pourrait le croire. J’aimerais avoir sa force.
-Ça devient violent par ici, fait semblant de me chuchoter Cyth alors que tout le monde peut l’entendre.
-C’est à cause de tout cet air qui nous entoure, ils ne sont pas habitués d’avoir le cerveau aussi oxygéné.
La benjamine approuve d’un hochement de tête et on continu à regarder les châteaux se construire.
Cyth me ressemble trop pour son propre bien. J’ai toujours peur que l’inquiétude l’assaille. Mais elle s’en sort. Je crois que pour elle, comme pour moi, c’est particulièrement un choix d’être heureux. Ce n’est pas que la vie nous malmène, c’est simplement que… je n’en sais rien. C’est dur, vivre.
-Hum, oui, ce n’est pas bon d’avoir trop d’oxygène au cerveau, affirme mon père. Je devrais peut-être allez les soigner.
Mon père : l’homme de ma vie – même si j’espère que ça va bientôt changer. Il a toujours été débordé par le travail, mais je ne m’en suis jamais rendu compte. Je ne sais pas comment on peut être le premier sur la piste de danse et raconter des blagues quant on est épuisé. Mais il nous a bien montré que c’était possible.
Frank éclate de rire alors que Jid grogne et enlève un bâton que Frank a planté dans son château en prenant possession de son corps. Mili rigole.
Ces deux-là peuvent être mal avenants, c’est vrai, mais il n’y a pas plus fiables qu’eux. Je fermerais les yeux pour marcher vers une tornade s’ils me disaient de le faire. Mili a toujours été un bon exemple pour moi et Frank un grand frère comme on en fait peu. Côté moral, c’est clairement à eux que je demanderais conseil.
Ma mère nous rejoint et secoue la tête.
-Essayez de ne pas causer de catastrophes.
On s’exclame tous ensemble.
-Promis!
Je rigole.
-On essayera.
Parce que dans la vie, c’est tout ce qu’on peut promettre: d’essayer, et de ne pas abandonner, de façon à ce que, chacun à sa manière, nous marchions vers l’infinité du monde.
-Je vais faire un tour, lance Var.
Puis, elle lève les bras au ciel et décolle comme une fusée. Je la regarde rapetisser de plus en plus.
-Vers l’infini et plus loin encore!
Je suis Zab Ca et si je dis au revoir, c’est simplement pour passer à autre chose.
Parce qu’avec moi, il n’y a pas de fin.
Comments